Norah Zapata Prill: Mare Nostrum – Irma Weissenberg Perenyi
GALLO CD-1704
Norah Zapata PRILL: Mare Nostrum
Ernest BLOCH: From Jewish Life, B. 54: III. Jewish Song – Norah Zapata PRILL: N’émerge pas – Nous n’avons jamais été aussi près les uns des autres – Nous allons – Je suis de passage – Après avoir négocié avec le merle – Ernest BLOCH: From Jewish Life, B. 54: II. Supplication – Norah Zapata PRILL: Souviens-toi – Une embarcation de fortune pour mon malheur – Pauvreté aux mille-pattes – Que diront les palmiers dattiers à ta mère? – Tu ne voulus pas quitter ton village – Le vieux – Ernest BLOCH: From Jewish Life, B. 54: I. Prayer – Norah Zapata PRILL: Je marche sur ces plages où la noyade menace – Peut-être ne reviendrais-je plus – Si par hasard je ne reviens pas au printemps – Epilogue. On dit qu’heureux est le voyageur qui à son retour – Piotr Ilyich TCHAIKOVSKY: Romance in F Minor, Op. 5.
Roberto Sawicki, violon et direction artistique.
Elisabeth Dönni Kocher, piano.
Irma Weissenberg Perenyi, narratrice.
L’étreinte du poulpe sera douce : TRAGÉDIE ET TENDRESSE dans MARE NOSTRUM
Ce nouveau recueil de poèmes de Norah Zapata-Prill danse sur la corde raide de la tendresse, faisant de son auteur un funambule du vers, toujours attentive à ne pas glisser vers le piétisme ou la morbidité, capable de nous faire entrer sur la pointe des pieds dans des histoires d’atroce douleur, véritables tragédies de notre temps que la poétesse bolivienne collecte avec respect et conte avec la même délicatesse.
Ce n’est pas tâche facile si l’on considère que le thème du recueil de poèmes parle sans équivoque de notre Méditerranée comme d’un cimetière de migrants. Nous sommes face à une équilibriste qui ne recourt pas à l’acrobatie, à la virtuosité ou au coup d’effet, mais capte plutôt l’attention du lecteur avec des qualités diamétralement opposées : une profondeur psychologique et émotionnelle, et un langage poétique fondamental, familier et empathique. C’est grâce à cela qu’au fur et à mesure que nous progressons dans la lecture, nous faisons de plus en plus nôtres les histoires de vie des protagonistes des différents poèmes. Les autres – les migrants et l’aventure incertaine et pleine de dangers de leur traversée de la Méditerranée – deviennent des visages connus, familiers, éloignés des froides statistiques ou des images qui se répètent dans des journaux télévisés.
La présence dérangeante mais omniprésente qui fait de tragiques ravages dans Mare Nostrum est sans aucun doute celle de la mort. Elle transforme les migrants en une masse anonyme, à la fois compacte et indéfinie, sans histoire, les réduisant à de simples corps (Nous n’avons jamais été aussi près les uns des autres/Amoncelés, Étrangers, Muets, Indéfinis errants dans la sombre mer), jusqu’à ce que, tout à coup, la poétesse renverse le sens de cette absence de définition, suggérant aux migrants morts qu’ils ne reviennent pas à la lumière et qu’ils ne révèlent pas leur identité, si tout cela ne devait servir qu’à alimenter la chronique d’un nouvel échec ou la simple curiosité quant à leur destin, un intérêt totalement absent alors qu’ils étaient en vie (« Qu’ils ne te nomment pas un de plus parmi tant d’autres /Laisse l’humaine comédie tisser ses masques/Qu’ils ne te nomment pas/Ne leur dis pas qui tu es. »). Los Olvidados (Les Oubliés) est le titre d’un poème qui n’est pas inclus dans ce recueil, mais qui illustre parfaitement la situation de nombreuses personnes opprimées par les engrenages de l’injustice, comme c’est le cas des migrants, à qui la poétesse dédie son œuvre actuelle.
Comme le dit Vilma Tapia Anaya (1) : « L’écriture de Norah Zapata-Prill contient peu de ce qui est spécifiquement bolivien , il n’y a pas de nationalité qui s’exprime, les racines et le territoire d’origine s’en tiennent à l’enfance […]. Mais une des principales ressources de sa poésie étant le style conversationnel, les dialogues qui ont les voix fondamentales de la littérature nationale comme celles d’Óscar Cerruto, Juan Quirós, Julio de la Vega, René Bascopé Aspiazu, sont les différents rôles qui s’ajoutent, les semis pour la terre/elle/poétesse , et la « passion transitoire » des échanges constitutifs d’une histoire, celle de son écriture. »
Ceci dit, il convient de noter que le thème de la Méditerranée, présent dans la littérature de langue italienne (dont le panorama interne est composé de déclinaisons, de perspectives et de formes très différentes), est moins récurrent dans la littérature latino-américaine, même si des poètes éminents, comme Raúl Zurita, ont consacré une partie de leurs efforts dans ce sens, comme c’est le cas avec La Mer de la Douleur, une exposition qui a fait le tour du monde.
Norah Zapata Prill, bolivienne de naissance, suisse d’adoption et amoureuse de longue date des Pouilles, où elle a fondé une Maison de la poésie et un festival, concentre sur le plan biographique une complexité et une variété d’identités qui trouvent leur prolongement naturel dans son écriture philosophique, dans sa pensée et sa poétique. Une partie de Norah est aussi méditerranéenne, elle s’indigne de l’urgence humanitaire en Méditerranée, elle cherche un langage poétique pour reprendre et raconter tout cela de son point de vue. Elle choisit donc la forme brève, un registre familier, un langage simple, des espaces intimes et des confessions, même si l’on se retrouve souvent catapulté au milieu des vagues ou dans des endroits éloignés de nos cartes mentales quotidiennes. Surgissent alors des portraits humains denses dans lesquels, en l’espace de quelques vers, on se retrouve à ressentir une profonde intimité, un désespoir, une nostalgie, mais aussi de la dignité, de la douceur, de la persévérance.
Une perspective très intéressante dans ce livre est aussi celle d’une vision non anthropocentrique de la réalité. Au-delà de la supériorité de l’être humain sur le monde animal, la douleur est le terrain d’entente, ce qui les unit et les rapproche dans leur diversité. Cela est évident dans des poèmes comme le septième de ce recueil, à travers la fusion extrême de la douleur maternelle humaine avec la douleur animale provoquée par la perte de sa propre progéniture.
Ainsi, dans un autre poème très intense, bien qu’il s’agisse du dernier message de la vie d’un migrant, le protagoniste dit au revoir avec le sentiment qu’un certain soulagement et une consolation lui viennent précisément du monde marin : « Quelle plus joyeuse tombe que le chant azur des sirènes ? / Mes nuits seront des hamacs sans insomnie / Sans la honte de n’avoir pas mis pain sur la table / L’étreinte des poulpes sera douce. » Enfin, le contraste entre les profondeurs de la mer, où on touche à l’abîme où se termine la vie terrestre des migrants, et le ciel, pôle opposé où ils arrivent, par une transmigration de l’âme, de l’obscurité des eaux vers la transparence de la voûte céleste. Ce n’est pas un hasard si les oiseaux volent à travers les pages de ce livre. Mon chagrin va se muter en fuite, dit une autre voix dans ce chœur de migrants constamment suspendus entre le drame incommensurable, les souvenirs d’horreur, parfois tendres aussi, et la vision persistante d’une rédemption pas trop lointaine.
Lucia Cupertino (trad. Irma Weissenberg Perenyi)
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